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Comme pour toute transgression, l’attente ne fait que décupler l’intensité de l’acte à venir. Okina avance sous couverture, masquée pourrions-nous dire sous ses ressorts de théâtre contemporain post dramatique, retardant sciemment l’avènement de son programme. La banalité d’une mise en place, la temporalité de gestes quotidiens, le récit morcelé que fait l’actrice Yuri Itabashi de sa rencontre avec le metteur en scène, tout cela concourt à nier ce qui s’annonce faire événement tout en lui pavant le chemin : l’interprétation du rôle d’Okina par une femme, violant ainsi l’un des derniers interdits du théâtre nô. Les préparatifs qui occupent Yuri Itabashi opèrent donc dans la relation spectaculaire comme des préliminaires pouvant aller jusqu’à l’agacement de certains. Mais pas seulement : ce qui pourrait se percevoir comme un prologue affirme d’abord son refus du régime de la représentation pour s’introduire tacitement dans celui du rituel. Non pas un protocole chargé de mysticisme hiératique mais ce prosaïsme radical où niche le divin et où le geste se confond indistinctement avec l’intention, perdue, elle, dans la nuit des temps. D’observer Yuri Itabashi monter et descendre sur un escabeau pour accrocher des suspensions, s’affairer à construire un autel édifié de bric et de broc dans un fragile équilibre, on ressentirait presque dans la rigueur d’exécution toute détachée de ces préparatifs la routine précise d’une recette de cuisine.

L’approche de la figure d’Okina se fera par glissements successifs, dans le maintien de distances de sécurité dramaturgiques, puis jusqu’au frôlement et la brève coïncidence. Yuri Itabashi est évidemment la clef de voute de cette pièce, le sine qua non d’un artefact sans cela condamné à la seule vue de l’esprit, mais plus encore elle assume la médiation d’un enjeu auquel elle donne chair et nerfs, ouvrant l’accès à la charge transgressive d’une performance qui sans cela nous demeurerait résolument étrangère. Dans son effectuation, l’acte embrasse le corps même du théâtre, redoublant la question de la représentation et de la réalité, dans une vertigineuse mise en abyme où le théâtre devient lui-même l’objet de la crise. A cet endroit, et de manière un peu cavalière au risque de l’exagération, c’est le sulfureux Étant donné, texte de Jan Fabre, dans la marquante mise en scène de Markus Örhn (2012), interdite aux -18 ans, qui me revient : poussant l’exacerbation du principe de représentation jusqu’à son point de rupture, c’était là le démembrement littéral d’une poupée gonflable subissant les dernières violences sexuelles dans un dispositif vidéo reconstituant la matière insupportable de l’acte fictionné. La pièce de Maxime Kurvers travaille à sa façon et dans un ailleurs cet écart entre réel et représenté et ose les confronter jusqu’à les confondre. Le point de bascule d’Okina s’effectuera en quelques mots. Rejouant sous nos yeux ce qui eut lieu lors d’une scène de répétition, Yuri Itabashi répète les mots du metteur en scène, tout en nous prenant à témoin, l’invitant à toucher le masque interdit: « personne ne nous regarde ». C’est cette torsion entre les mots et l’acte, cette réverbération d’un passé conjugué au présent qui semble ouvrir la porte à l’acte qui ne peut être manqué : s’emparer et s’approprier le masque. Mais ce désir d’aller jusqu’à la transgression avérée, et non la simple représentation (sans réalité) du franchissement de ce tabou dérive-t-il du désir de l’actrice seule, ou répond-il à celui du metteur en scène et à celui d’un public, occidental en l’occurrence ? Okina est à l’endroit de ce trouble, impartageable, stimulant.

Dans cette translation du masque d’Okina du genre masculin vers le genre féminin, avec tout ce que cela peut charrier de symbolique et de politique, c’est aussi la translation d’un théâtre traditionnel vers un théâtre contemporain qui s’affranchit de règles millénaires pour s’abandonner à celles invisibles du présent. Sur un fond blanc qui emprunte autant à la piste aux concepts qu’à la planche de manga, Yuri Itabashi est une marionnettiste de l’invisible, tendant les fils d’une trame où prendre au piège un art ancestral. Par ce saisissement, par cette incorporation même, l’actrice trouve enfin son propre corps de gloire.

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Nicolas Thévenot, article publié le 27/01/2025 sur le site Un fauteuil pour l'orchestre

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