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« Créer des structures théâtrales suffisamment fortes pour que le théâtre ait lieu, suffisamment lâches pour que la vie résiste. »

Pièces courtes 1-9 est votre première pièce. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?

J’avais décidé de travailler sur un paradigme explicitement théâtral, et plus précisément sur un point de référence de l’histoire du théâtre moderne, tel qu’il fut formulé par Manfred Wekwerth (qui a été l’assistant de Bertolt Brecht dans les années cinquante). Selon lui, une pièce de théâtre – et sa mise en scène – doit être décomposée en petites pièces isolées selon le principe « une chose après l’autre » afin d’y dégager ce qu’il nomme « points tournants » ou « points de rupture » (Drehpunkte) désignant par là ce moment précis où une situation se transforme ¹. J’ai été passionné par ce postulat de la transformation comme base du travail théâtral. Cependant cette idée m’a semblé philosophiquement insuffisante puisque trop directement rattachée au domaine de la fiction. J’ai alors pensé que l’on pourrait se servir de l’espace-temps de la représentation théâtrale pour inventer des dispositifs semblables, mais qui viennent nous servir à un certain endroit du réel (ou plutôt à ce « point d’indifférence entre la vie et l’art, où tous les deux subissent en même temps une métamorphose décisive » ²) et tenter de répondre aux questions du mode de vie. Il s’est donc agi dans chacune de ces pièces d’inventer et d’organiser à travers une série de tâches simples à exécuter, des situations venant parier qu’elles puissent altérer ou modifier l’existence de ses interprètes. C’était là mon axe de recherche principal.

Quelles sont les différentes modalités de ces dispositifs et comment ces neuf pièces se sont-elles construites ?

Des 9 pièces qui composent le spectacle, chacune a été construite en fonction d’un énoncé (comme 9 sous-titres auxquels les spectateurs peuvent se référer en permanence pendant le spectacle) : J’essaie d’avoir une idée ; Je décide de voir quelques arbres ; J’essaie d’accepter mes émotions ; Je m’initie à l’amour ; J’apprends à me battre ; Je m’initie à la musique classique ; Je me laisse dire une utopie communiste ; Je laisse faire les autres ; Disparaître.

La méthode a d’abord été de produire très subjectivement ces énoncés, à partir de ce qu’ils pouvaient représenter de potentielles perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne. Leur formulation est très simple, voire naïve, mais j’ai considéré que leur sobriété était aussi leur première qualité. Pour que ces projets ne restent pas du simple domaine de la poésie, du haïku ou du statement conceptuel, il a fallu trouver avec mes collègues (qui sont trois acteurs et deux régisseurs) leur mesure formelle ; mesure abordée dans sa littéralité plus ou moins proche vis-à-vis de l’énoncé proprement dit.

Vous évoquez la notion de « Kaïros ». C’est intéressant car en général dans un spectacle, le metteur en scène laisse très peu, voire aucune place au hasard.

On ne peut pas dire que la notion de « Kaïros » soit évoquée directement mais les jeux de hasard, tout comme la relation au performatif, me sont en revanche nécessaires pour que l’interprète ait la marge de manœuvre suffisante dans la réalisation de ses projets. Le rapport au hasard est donc une des conséquences de ma problématique de départ : comment altérer l’interprète, comment agir réellement sur son existence dans un processus théâtral pourtant répété et prévu ? Chacune des 9 pièces aura finalement été une manière de répondre à cette question, de façon à mettre en tension la théâtralité inhérente à la structure spectaculaire (qui comporterait a minima, et comme le définissait Aristote, un commencement, un milieu et une fin) et le temps du présent, inachevé, celui du réel, identique pour les interprètes et les spectateurs.

Vous êtes, au départ, scénographe. Je le souligne car, ici, les trois comédiens évoluent sur un plateau entièrement vide.

Oui. J’avais tout d’abord pensé produire une scénographie mais ce fut, je crois, un mauvais réflexe. Puis j’ai formulé en cours de travail ceci que l’espace théâtral dans son ensemble était peut-être à considérer au regard de la psychogéographie, au sens où les situationnistes l’entendaient; c’est-à-dire par l’étude de sa structure unitaire, socialement et géographiquement construite et normée, et dans laquelle il nous faut travailler à inventer les points de dérives possibles ³. J’ai donc laissé tomber toute idée de décor, pour renvoyer ce dispositif à sa physique et ses caractéristiques propres ; qu’il puisse agir sur ses interprètes autant que l’inverse est possible.

Le plateau peut donc se voir comme un support aux interprètes ?

Ce qui m’intéressait au final, c’était de poser au plateau de théâtre cette question : que peut-il face à nos désirs de transformation ? Et qu’on se serve de lui comme d’un adjuvant à nos projets. Une dramaturgie qui conduirait une lecture des pièces 1 à 9 pourrait alors être de les définir chacune selon  leur rapport à la machinerie théâtrale, résumant grossièrement que ce rapport serait principalement actif ou passif, mais surtout formulant que chacune des pièces répond à une facette possible du prisme théâtral et spectaculaire dont l’histoire embrasse pour ce spectacle celles du bel animal aristotélicien, du concert de chambre, du Trauerspiel, du son et lumière vendéen, des tasks performances ou encore de la fête rousseauiste. Ainsi le plateau ne peut être entièrement vide !

Pourrait-on envisager un spectacle différent à chaque représentation ?

Effectivement le nombre et la formulation de nos énoncés restant tout à fait réduits et n’ayant pas individuellement prétention à servir d’exemple, on pourrait imaginer de nouvelles pièces courtes à l’infini ! Mais bouleverser le spectacle dans sa structure n’est pas réellement envisageable, car c’est cet ordre même qui produit le spectacle, sa progression dramatique et sa dramaturgie. Je parle ici de macrostructure, c’est-à-dire de l’ensemble qui le constitue (ces 9 pièces, toutes mises dans un ordre précis). Cependant, certaines pièces étant ouvertes à l’événement, je vous répondrai que le spectacle change malgré tout à chaque représentation – et je préciserai à un niveau microstructurel, en regard de la souplesse, plus ou moins vaste selon les pièces, qu’ont les interprètes dans l’activation de ces situations. Tout l’enjeu du travail est là : créer des structures théâtrales suffisamment fortes pour que le théâtre ait lieu, suffisamment lâches pour que la vie résiste. L’idéal serait pour cela de restreindre la mise en scène à la création de situations.

¹ cf. Manfred Wekwerth, La mise en scène dans le théâtre d’amateurs, L’Arche, 1971 :
« B : Lénine aurait dit : « L’analyse concrète de la situation concrète. » Nous disons : La pièce est décomposée en « petites pièces » selon le principe « une chose après l’autre ».
A : Pourquoi ?
B : Pour maintenir une à une les contradictions, ou, ce qui revient au même, pour maintenir la vivacité de l’histoire. Au cours des répétitions surtout, on a tendance à jouer d’emblée « selon les grands arcs », c’est-à-dire à fondre les aspérités des contradictions. Par conséquent, que le metteur en scène ne cesse jamais de provoquer des « ruptures », voire d’interrompre. Il faut pour cela décomposer la pièce en petites pièces isolées. Mieux encore, on donnera à chacune d’elles un titre qui tout à la fois décrive l’événement principal et indique le style convenant à sa représentation.
A : Et ce que tu appelles « points de rupture », ce sont les pivots ?
B : Pivot, ou noeuds, ou bonds, ou renversements. Une situation se transforme jusqu’à ce qu’une autre « surgisse » tout à coup. La quantité se transforme jusqu’au moment où elle se convertit en qualité (…). »
² cf. Giorgio Agamben, « Gloses marginales aux Commentaires sur la société du spectacle », Futur antérieur n°2, repris in Moyens sans fins. Notes sur la politique, Payot Rivages, Paris, 1995.
³ cf. « Définitions », in Internationale Situationniste n°1, juin 1958. :
« Urbanisme unitaire : Théorie de l’emploi d’ensemble des arts et techniques concourant à la construction intégrale d’un milieu en liaison dynamique avec des expériences de comportement. Psychogéographie : Etude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. Dérive : Mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine. Technique de passage hâtif à travers des ambiances variées. »
Vous présentez cette année au Festival d’Automne deux pièces. Théories et pratiques du jeu
d’acteur•rice (1428-2022) s’inscrit dans un projet plus global d’anthropologie du théâtre placé entre généalogie, cartographie et inventaire. Quelle en est la valeur scientifique ?
Ce projet est avant tout une façon d’assumer mon
incapacité, voire mon refus, de traiter des sujets exo-
gènes au médium théâtral. J’ai décidé d’y mettre en
scène mon rapport à l’historicité du théâtre, à la fa-
veur de cet étonnement anthropologique : pourquoi
la représentation ? Et par là, en faire un sujet qui doit
encore être démontré, performé, revitalisé. C’est en
ce sens que j’entends raconter comment l’étude des
conceptions sur le rôle et la fonction sociale des
acteur·rices met en évidence la façon dont chaque
époque a élaboré ses propres représentations du
monde. Pour autant, je ne vise pas à une histoire ob-
jective des modes de jeu. J’ai plutôt demandé à sept
interprètes de se repositionner subjectivement face
aux multiples récits théoriques et méthodologiques de
leur pratique, et de les travailler non plus seulement
comme des outils de théâtre mais comme sa matière
première. Il me semblait que chacun de ces récits
pouvait agir comme une petite machine théâtrale qui
tente de vérifier sa validité in vivo et in scenam.
4 questions à Yoshi Oida est directement issu de
cette précédente pièce. Il consiste à mettre en scène
des entretiens jusque-là réalisés en privé. Pourquoi
cet exercice de transmission devait-il selon vous
être développé et se tenir en public ?
Je connaissais les trois livres que Yoshi Oida a écrits
et qui font le récit à la fois biographique, technique et
théorique de son travail d’acteur. Et c’est sur la base
de cette triple articulation que je lui ai proposé que
nous nous rencontrions. Je me suis rendu chez lui à
plusieurs reprises et nous avons commencé à discuter
de son travail, de son rapport au répertoire et à l’ex-
périmentation théâtrale. Nos discussions ont été très
joyeuses et très souvent Yoshi se levait de sa chaise
pour mieux me faire comprendre certains principes
en me les montrant ou en me les faisant expérimenter
au milieu de son salon. Et lorsque je lui ai proposé de
faire partie de mon projet de bibliothèque vivante et
d’en être un des sept solistes, il m’a répondu que ça
ne l’intéressait pas de faire sur scène le compte-rendu
de ses livres, mais qu’en revanche il était heureux de
pouvoir continuer ainsi le dialogue avec moi. C’est donc
ce que nous essayons de faire sur scène, de manière
ponctuelle et fragmentée dans Théories et pratiques
du jeu d’acteur·ice (1428-2022) et sous la forme d’un
spectacle autonome dans 4 questions à Yoshi Oida.
Comment avez-vous décidé des quatre entrées
thématiques qui la structurent ?
J’ai demandé à Yoshi Oida en quoi les théories du jeu
pouvaient ou avaient pu être une ressource concrète
dans sa vie d’acteur. À plusieurs reprises est apparue
dans nos échanges la figure du poète et acteur Zeami.
J’avais lu, non sans difficultés, certains de ses traités
théâtraux qui sont des ouvrages très imagés et parfois
si cryptiques que même les différentes écoles de Nō
qui l’étudient au Japon en ont chacune une exégèse
différente. Et c’est d’ailleurs en grande partie sur la
base de ces interprétations divergentes que se sont
constituées les différentes traditions de Nō. Dans les
années 1960, Yoshi Oida et avec lui le metteur en scène
Peter Brook en ont eu une lecture singulière car en
partie émancipée des canons de la tradition théâtrale.
Et aujourd’hui encore, lorsque j’écoute Yoshi parler
de théorie théâtrale, je suis ému de voir les usages
qu’il en fait et comment il transforme certains de ces
préceptes parfois très anciens en des outils autoré-
flexifs qui intéressent non seulement l’acteur sur scène,
mais touchent aussi à une dimension plus largement
métaphysique, du rapport de l’humain à l’espace qui
l’entoure, au cosmos. Et les quatre réponses qu’il nous
donne chaque soir expérimentent d’une façon ou d’une
autre ce rapport d’échelle.
Le spectacle n’est pas répété en amont, en quoi
cet aspect performatif est-il essentiel ?
Là encore, c’était une demande de Yoshi de ne rien
consigner et de ne pas reproduire telles quelles nos
discussions, le but étant de continuer à apprendre l’un
de l’autre et de toujours approfondir les discussions
que nous avions eues chez lui en premier lieu. Ce que
j’ai évidemment accepté avec joie : au théâtre, le rêve,
c’est toujours l’instant.
Propos recueillis par Florian Gaité
Entretien réalisé par Wilson Le Personnic
et publié sur le site MaCulture.fr le 02/09/2015
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